"Je suis devenu aveugle par accident, alors que je n’avais pas tout à fait huit ans. Complètement aveugle, et définitivement.
Au moins selon les définitions et le vocabulaire de ceux qui ne sont pas aveugles. Car pour moi, il en allait, tout autrement.
Je voyais encore.
L’opération ne se produisait plus par l’intermédiaire de mes yeux, cela est vrai. Mais elle se produisait.
Elle avait lieu au dedans de moi, dans un espace intérieur qu’il est difficile de circonscrire, mais, après tout, ni plus ni moins que l’espace extérieur.
J’insiste.
Toute chose qui venait à ma rencontre était aussitôt vue, vue et non touchée ou entendue. Elle se dessinait, prenait forme et couleur sur un écran interne.
Et cela, sans que je fisse rien, pour déclencher le phénomène.
Au reste comment aurais-je fait quoi que ce fût, moi qui n’avais encore que huit ans. […]
J’ai constaté bien souvent que la peur d’un homme, sa colère ou sa tristesse me sont déjà visibles, alors qu’elles n’ont pas encore paru au niveau de son corps.
Je ne suis pas plus malin que les autres.
Je n’ai rien à deviner.
Je vois. Je vois, dans les formes du corps, un démembrement…
qui se met en route. Des morceaux entiers de chair, brusquement, reculent, s’affaissent, ou vibrent de façon dissonante.
Les couleurs elles-mêmes tournent au rouge, au brun-rouge, elles crient.
Je me détourne.
La colère a commencé visuellement [pour moi], mais sur le visage, dans les gestes,
tels que les yeux physiques, les perçoivent, la sérénité règne encore.
Tout dépend de l’attention. […]
Les vrais yeux travaillent en dedans de nous.
Tant pis si le vocabulaire fait défaut, s’il est faible.
Voir, c’est un acte fondamental de la vie, un acte indéchirable, indestructible,
indépendant des outils physiques dont il se sert.
Voir, c’est un mouvement que la vie fait en nous, avant les objets, avant toute détermination extérieure. Avant les objets, et après eux si, par accident, les instruments matériels de la rencontre viennent à manquer.
C’est au dedans de vous que vous voyez.
Si la lumière intérieure ne nous était pas donnée d’abord, et par conséquent les couleurs aussi, les couleurs qui sont la monnaie de la lumière, jamais nous ne pourrions admirer les couleurs du monde.
Voilà ce que je sais après vingt-cinq ans de cécité.
Jacques Lusseyran. Le monde commence aujourd’hui.
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